PLUS DURE QUE LA MORT EST L’ANGOISSE DE LA MORT
La mort et moi
On attribue, je crois, à Épicure la sentence : « Plus dure que la douleur est la peur de la souffrance ». Et la parodiant, je serais tenté de la compléter ainsi : « … et plus dure que la mort est l’angoisse de la mort ».
Très jeune, en effet, j’ai fait la connaissance du concept de mort à l’occasion du décès de ma grand-mère. Ce fut pour moi une découverte foudroyante et terrible, à l'aube de mes 6 ans, dont je mis des lustres à me remettre.
Jusque-là, j'avais vécu dans une famille aimante, nombreuse et généreuse, entouré de parents et de cinq grands-frères et sœurs bienveillants, attentifs et joyeux, ainsi que d’un adorable petit-frère. Ma grand-mère – qui logeait dans l’appartement voisin – et les nombreux oncles et tantes qui la visitaient souvent complétaient mon sentiment de sécurité affective et de tendresse.
L’année de mes 6 ans allait me précipiter dans un chaos indescriptible et atroce… dont je ne parviendrais à m'extirper – meurtri à vie – que huit ans plus tard.
À quelques jours d'intervalle, en effet, je perdis ma grand-mère âgée de 92 ans et je visitai le musée Guimet de Lyon où je découvris – mal conservés et monstrueusement effrayants – les cadavres de dignitaires embaumés de l’Égypte antique. Les uns en position de gisants et surtout un autre assis en tailleur qui, d'un sourire édenté, me menaçait…
Ces images devaient hanter mes nuits… et pas seulement mes cauchemars, mais aussi les heures d’insomnie où je luttais contre le sommeil, dans le vain espoir de les éviter.
Je devais ainsi découvrir, à la fois et en quelques jours seulement :
- la douleur de perdre un être aimé ;
- au-delà de ce deuil, la finitude de nos existences et l’instabilité du cadre familial ;
- ainsi que, concomitamment, l’image de monstrueux cadavres – indécemment exhibés au musée Guimet – qui me hanta en outre durant des années, me rappelant que mon bonheur passé n'était qu’une cruelle illusion, une macabre farce.
Plus d'un demi-siècle plus tard, j'en frémis encore.
Prenant ainsi conscience que j’allais – inexorablement – perdre les personnes qui m’étaient les plus chères (et m'accordaient amour, tendresse et protection), je sombrai alors pour des lustres dans l’angoisse de la mort.
Cette découverte de l’instabilité du cadre familial, de la précarité de l’amour et du caractère éphémère des personnes qui constituaient mon monde me retourna le cerveau, me tordit les tripes et me condamna à des années d’insomnie, d’angoisse et parfois de panique…
Affolés et impuissants, mes parents consultèrent alors en vain les sommités de la psychiatrie lyonnaise de l’époque, mais en vain.
Je ressentais dans ma chair que, désormais, la mort n’allait ne me laisser aucun répit, me guettant à tout instant pour me priver bientôt – et tour à tour – de toutes les personnes que j'aimais… avant de m'engloutir à mon tour.
Ma compréhension, de l’insécurité, de l’instabilité, et la précarité de mon cadre familial m’avaient ainsi plongé dans le chaos le plus absolu. Je compris qu’on ne pouvait rien bâtir en ce monde que d’éphémère.
Mes angoisses, mes insomnies et mon mal-être desserrèrent un peu leur étreinte à l’aube de mes 14 ans. Mes premiers émois amoureux réveillèrent alors mon instinct vital, m’arrachant enfin aux stériles ressassements d’un passé douloureux, comme aux spéculations anxiogènes sur un futur que – comme à plaisir – triturait jusque-là mon cerveau gauche.
J’avais pourtant si peu de recul, sur le raz de marée qui m’avait jusque-là submergé, que j’étais encore incapable d’imaginer que « Plus dure que la mort est l’angoisse de la mort ».
J’en pris conscience au fil des ans et je compris l’épouvantable gâchis représenté par ces années d’insomnies, d’angoisse et de panique enfantines qui auraient pu m’être épargnées si une grande personne m’avait compris et expliqué le véritable ordre des choses...
La philosophie, une médecine du cœur et de l’esprit ancestrale
Une vingtaine d’années plus tard, adulte et père de famille, il m’arrivait d’occuper mes insomnies à la lecture des grands philosophes.
J’y puisai un certain réconfort.
Je trouvai notamment cette citation d’Épicure extraite de la lettre à Ménécée : « La mort n'est rien pour nous, car ce qui est sans sensation n'est ni bien ni mal ».
C’est-à-dire que, hors de toute capacité à éprouver la sensation d’être mort, nous ne pouvons concevoir ce qu’est la mort. Mais comme lorsque nous serons morts nous serons privés de sensations, nous ne pourrons ainsi jamais véritablement faire l’expérience de ce qu’est la mort.
Ceci est certes un remède contre l’un des principaux maux de l’humanité : la peur de la mort.
Mais notre peur de le mort n’est pas que l’appréhension de notre propre disparition mais aussi – et surtout – la peur de perdre les êtres qui nous sont les plus chers :
- Pour des parents, il s’agit du risque de perdre un enfant.
Or, ce risque est statistiquement faible et on peut ne pas être obnubilés par cette crainte, même si les rares parents qui connaissent ce drame ne s’en remettent souvent pas ; - Pour les enfants en bas âge, il s’agit du risque de perdre leurs parents.
Or, lorsque les petits s’angoissent pour cette terrible hypothèse, leurs parents sont dans la force de l’âge et ils les voient comme les plus forts et les plus beaux du monde. Et la perte de leurs “supers parents“ serait un drame dont ils ne se remettraient jamais tout à fait… et dont la crainte peut les hanter (comme elle m’a hanté quand j’avais six ans). Pourtant, le risque de la perte prématurée de jeunes parents reste statistiquement faible à court terme… car, même s’ils l’ignorent, peu d’enfants perdent leurs parents, avant leur âge mûr.
Mais ce risque augmente avec le temps, car plus les parents vieillissent, plus leur décès approche. Cependant, concomitamment, plus le temps passe :
- Et plus les enfants gagnent en autonomie, matérielle et émotionnelle et se tournent à leur tour vers l’amour de leurs propres enfants ;
- Et moins la crainte de voir disparaître leurs vieux parents est un sujet insoutenable, car ils les voient vieillir et, inéluctablement, se rapprocher du “bout du rouleau“… même si, pour tout adulte, la perte des parents reste souvent une étape douloureuse.
La mort, mes enfants et moi
La vieillesse et son cortège de décadence et de dépendance auraient pu m’inquiéter, mais jeune père, je m’en sentais encore loin.
Non, ma peur de la mort avait changé. Et ce que je redoutais, c’était que mes enfants en bas âge connussent les mêmes angoisses que moi, concernant la mort annoncée de leurs parents.
J’hésitai pourtant à les perturber inutilement mais, pesant le pour et le contre, je me lançai et tentai de leur épargner de reproduire mes propres angoisses.
Je leur expliquai alors que – selon toute vraisemblance – les enfants fragiles et dépendants qu’ils étaient ne perdraient “jamais“ leurs parents dans la force de l’âge… mais que les parents qu’ils deviendraient à leur tour un jour se soucieraient alors bien davantage de leurs propres enfants (qu’ils combleraient d’amour) que de leurs vieux parents, lorsqu’usés et fatigués ceux-ci auraient enfin droit au repos éternel.
Ils ne répondirent pas et je restai dans le doute quant à ce que le pavé que j’avais lancé dans la marre avait pu provoquer (ou non).
Or, il y a quelques mois seulement, ma fille aînée me rappela cet échange et me remercia avec effusion de lui avoir confié ceci une trentaine d’années plus tôt, à une époque où la question de la mort la taraudait un peu (eh oui, les chiens ne font pas des chats) et où cette remarque était venue à point nommé pour la rassurer.
Je ne peux ainsi que recommander aux parents d’enfants sensibles (HPe et HPi en particulier) de tenter de les interroger quant à leurs éventuelles angoisses existentielles et de tenter de leur apporter les réponses qui pourraient les apaiser… ou pour le moins d’accueillir leurs peurs.
Par Philippe Lamy
Thérapeute systémicien (champ social, travail, couple), sexothérapeute, coach adultes HPi (TCA, emprise toxique, insomnies, troubles anxieux, burn-out, phobies etc.)
Workshops, formation, mentoring, supervision Fondateur de Spring-MediCare,
à Lyon le 19/02/2024